Fabrication d’une cuve de brassage médiévale en bois ! Technique de brassage de bière ultra low-tech

6 décembre 2020
Photo cuverie Belles cuves de fermentation cylindro-coniques de 5hL en inox Polsinelli à la microbrasserie des Halles à Mulhouse - conçue et installée par Quentin MANGEL de la Brasserie du Vallon

Cuves de fermentation cylindro-coniques en inox de 500L, Brasserie des Halles à Mulhouse – Source : journal l’Alsace

Brasseur médiéval au quinzième siècle - Wikipedia

Illustration d’un moine brasseur médiéval au quinzième siècle – Source : Wikipedia.fr

De l’inox partout, du béton, des produits nettoyants/désinfectants surpuissants, des machines et des pompes, du plastique, des écrans et de l’électronique a tire larigot… Voila avec quoi on brasse aujourd’hui, chanceux homo industrialis que nous sommes !

Mais comment ferions-nous sans ça, comment faisaient-ils au moyen age ?

À cette époque médiévale, et notamment au début de la période, le simple fait d’avoir une cuve, un récipient étanche de gros volume, était une prouesse technique réalisée par les meilleurs artisans !

Il s’agissait d’un investissement colossal, qui était ensuite passée de générations en générations. Tous les métaux étaient relativement rares comparé à notre démesure moderne, donc ils étaient assez précieux, et réservé aux outils essentiels là où il n’y avait aucun substitut possible…

Pour ma part, tout brasseur moderne que je suis, j’ai récemment commencé à faire vieillir de la bière en barriques en bois, et je dois dire que c’est vraiment délicieux et passionnant. Aussi, depuis que j’ai mis la main sur quelques belles barriques (30L, 60L et 225L) je dois bien avouer que le concept d’un récipient étanche aussi low-tech, constitué de simples planches de bois si parfaitement et ingénieusement assemblées, ça me fascine.

C’est simple et efficace, ça peut être fabriqué localement par des petits artisans avec des matériaux simples et locaux (et beaucoup de talent). Et si un jour on veut s’en débarrasser, c’est tout aussi simple, facile à démonter et ça ne pollue pas du tout ! Les seaux en plastique de brassage amateur ne peuvent pas rivaliser à ce niveau là 😉

 

Donc, curieux et passionné que je suis, je ne pouvais pas en rester là, j’ai fait quelques recherches et je suis tombé sur des tas de choses passionnantes :

  • l’histoire du raz-de-marée (de bière) de Londres, mortel, causé par la rupture en série de gigantesques cuves de fermentation en bois… en passant par les vidéos en allemand de percée de fûts en bois sous pression (ratées) résultant en une puissante douche de mousse pour quiconque se trouvait sur la trajectoire !
     
  • ou encore l’histoire passionnante de la réalisation de ce foudre en bois monumental qui a été exposé à la foire universelle de Paris de 1900 par un Alsacien…
     
  • sans oublier les quelques articles/reportages passionnants dans le nord et l’est de l’Europe, qui nous parlent des kveik ou kornøl norvégiens, koduõlu estonien, kaimiškas lithuanien, sahti finlandais, et autres « farmhouse ale » et « raw ale » en tout genre (raw = cru… de la « bière crue » ?!… on en reparlera dans un autre article)

    Bref, à une époque pas si lointaine finalement, les cuves de brassage, cuves de fermentation et les fûts pour le transport et le service : TOUT (ou presque) était fait en bois !

 

Déchargement fûts en bois dans les trains de la bière, Alsace, Brasserie Gruber 1860

Déchargement des fûts en bois dans les trains de bière (frigorifiques!) en direction de la capitale, Brasserie Gruber, Alsace, fin du dix-neuvième siècle – Source : https://journals.openedition.org/rhcf/1185


Motivé à expérimenter, il s’avère que j’étais aussi l’heureux propriétaire d’une barrique neuve de 60L (achetée pour pas cher chez nos amis italiens, Polsinelli), à l’odeur délicieuse, fabriquée en bois de châtaigner, cerclée d’acier zingué… mais qui était de mauvaise facture, puisqu’elle fuitait, perdant 1L de son contenu par semaine environ : un défaut de fabrication évident, une fente dans le bois d’un côté, que j’ai pourtant remarqué trop tard pour pouvoir râler et la faire remplacer…

Bref, il ne m’a pas fallu longtemps pour me lancer dans l’aventure et sacrifier cette barrique inutilisable pour mes expériences en petit volume !

Un coup de perceuse par ci, un coup de scie par là… on fini par quelques coups de marteau et voila, la barrique se transforme bientôt en cuve minimaliste.

 

 

Simple ! Un peu violent, mais simple !

Bon… par contre il y a un gros trou de 4cm de large sur un côté de ma cuve (le trou de bonde) et il faut trouver comment le boucher en restant cohérent avec le reste du projet, donc pas de plastique, ni de métal (ou presque).

J’ai eu l’idée de récupérer le morceau de bois que j’avais judicieusement découpé avec une scie à cloche du bon diamètre dans le côté plat de ma barrique maintenant enlevé. (Voir photos ci-dessous)

Je l’ai taillé en cône en le faisant tourner sur un axe métallique et en le faisant frotter incliné contre une meule en pierre tournante (un petit touret basique de bricoleur).

Puis j’ai ajusté le trou de bonde de la barrique à l’aide de papier de verre grossier, en frottant à l’aide du bouchon en bois conique nouvellement taillé, enroulé dans le papier de verre, pour en imprimer la forme exacte dans la barrique.

Enfin, à l’aide d’une vis inox M10 et d’un joint caoutchouc du bon diamètre, j’ai bouché le trou central qu’avait laissé le foret guide de la scie à cloche (bon, ok, j’ai utilisé un peu de métal et de plastique…)

 

 

Et voila, après quelques coups de marteaux bien placés sur la vis inox (que j’aurais pu remplacer par une cheville en bois du bon diamètre pour être 100% cohérent…), mon bouchon est fermement en place sur le côté de ma barrique sèche. L’étanchéité se fera parfaitement plus tard quand le bois gonflera une fois mouillé, d’où l’intérêt de tout assembler à sec !

Ensuite, j’ai reconstruit à l’aide de colle le côté de la barrique précédemment extrait violemment. J’ai du mobiliser tous les serre-joints dispo dans l’atelier. Il fera office de couvercle sur le dessus de la cuve pour garder autant de chaleur que possible pendant le brassage.

 

 

Bon, c’est bien beau tout ça mais comment on brasse là-dedans ?

  1. Il faut trouver un moyen de maitriser la température
  2. Il faut trouver un moyen de filtrer les drêches
  3. Il faut trouver un moyen de vider la cuve

Il y a plein de possibilités, mais personnellement j’ai décidé de faire la méthode qui me semblait la plus simple et « low-tech » possible avec mes moyens actuels, pour quand même rester un peu cohérent avec ce que j’imagine pouvant être fait il y a quelques siècles par nos prédécesseurs et prédécesseuses 😉

Et j’en profite pour rappeler que je n’ai en aucun cas la prétention de faire de l’archéologie prospective / de la reproduction fidèle, amis archéologues et historiens qui me lisez, ne vous offusquez point !

 

1. Maitrise de la température ?

Pour maitriser la température pendant le brassage, il y a deux choses : ajouter de la chaleur et ne pas en perdre !

Bon, l’avantage du bois, c’est que ça isole quand même vachement mieux que du métal ! Le coefficient de conductivité thermique du bois dense comme le chêne est légèrement inférieur à 0.2 W/m/°C quand il est sec ou 0.4 quand il est humide. Alors que l’inox est au moins 40× plus conducteur à 16.3 W/m/°C (pour comparaison, un isolant comme le liège est à 0,05 et le cuivre très bon conducteur est à ~370 !)

En plus, une fois chaud, la température sera plus stable grâce à son inertie plus importante, ce qui est un bon point, le chêne stock environ 2400 J/kg/°C alors que l’inox c’est seulement 500 J/kg/°C (et l’eau c’est 4200J/kg/°C pour info)

Mais assez parlé thermique, j’vais pas vous saouler plus longtemps avec ça aujourd’hui…

Du coup ok, on perdra peu de chaleur pendant le brassage, sauf au début quand le bois sera encore froid, comme il a beaucoup d’inertie, il faudra prendre ça en compte dans nos calculs (heureusement, BeerSmith3 sait faire ça pour nous automatiquement 😉 )

 

Mais comment on chauffe ?

Chauffer du bois directement au dessus d’un feu, c’est pas recommandé… Alors il y a plusieurs options acceptables pour rester en mode « médiéval » :

  1. Ajouter de l’eau bouillante chauffée dans une petite marmite à côté pour faire plusieurs paliers de température, simple et efficace, je ferais ça !
     
  2. Faire des décoctions (prélever du moût et des céréales, les faire bouillir dans une petite marmite à côté puis les réincorporer dans la maische)
     
  3. Faire chauffer des pierres réfractaires dans un feu de bois à côté et les jeter dans la cuve ! Approximatif, mais il parait que ça donne un p’tit goût sympa en plus
     
  4. Faire un genre de four à pain : un feu en dessous, une couche de briques/terre entre, et la barrique au dessus ! J’ai vu ça pour des distilleries archaïques dans ce genre :
Distillerie en bois ukrainienne ancestrale au feu de bois - Wikipedia

Distillerie en bois ukrainienne ancestrale au feu de bois – Source : Wikipedia

Tu vois d’autres options envisageables, ou des variations des options ci-dessus ? N’hésites pas à les partager en commentaire, je suis curieux de lire ça !

 

Bon, on a une cuve étanche, c’est OK.

On a trouvé une méthode pour chauffer et garder la chaleur…


2. Mais comment on filtre notre moût des drêches ?

Pour ma part, je triche un peu à nouveau : j’suis allé acheter un fond filtrant bombé Ø30cm en inox chez microbrassage.com (super boutique que je recommande chaudement 😉 )

Mais il serait possible de fabriquer un filtre à base de planches de bois possédant de files entailles, ou alors avec de la paille, ou encore, comme c’est fait pour les « raw ale » dont je parlais précédemment : avec des branches d’arbres à aiguilles type sapin, genévrier… avec un bonus intéressant pour le goût parait-il ! (j’essaierai un jour)

 


Pour le moment je voulais quelque chose de simple et efficace, facile à utiliser, à nettoyer, fiable, et dont je puisse me servir pour d’autres projets ensuite si besoin.

Mais j’ai vraiment envie d’essayer de filtrer avec de la paille plus tard (pour un p’tit goût unique aussi ?). On aura l’occasion d’en reparler en 2021, ça ira sûrement de paire avec un super projet de céréales locales bio issues de variétés anciennes 😉

 

Bref, cuve étanche, chauffée, filtrée… c’est très bien tout ça MAIS…

 

3. Comment vider notre cuve ?

Cuve de brassage estonienne en bois pour faire de la farmhouse ale locale, le koduolu - LesCoureursDesBoires.com

Cuve de brassage estonienne – Source : LesCoureursDesBoires.com

Pour transférer notre moût d’une cuve à l’autre, pas de pompes centrifuges électriques équipées de super rotor inox à entrainement magnétique, pas de flexibles en silicone, pas de raccords métalliques étanches filetés standardisés DIN…

Je vous propose donc un concept révolutionnaire…

Accrochez-vous bien…

LA GRAVITÉ ™

Blague à part, oui, c’est aussi simple que ça pour le transfert : on va laisser le moût couler doucement dans la cuve suivante, judicieusement placée en dessous.

On pourrait aussi fabriquer un p’tit tobogan en bois, ou se servir d’un seau ou d’une cruche comme intermédiaire, mais ça fait de la manutention en plus, des risques de brulure, de renversement, de contamination !

Bref, mieux vaut éviter si possible.



Et comment on contrôle la sortie du moût ?

C’est compliqué ça, si on a pas de belle vanne papillon en inox brillant à garniture EPDM… ni de robinet en bois fait main par un artisan compétent… N’est-ce pas ?

Mais alors… comment on fait ?

Avec un manche à balais pardi !

Oui, tu as bien lu : un manche à balais, tout simplement, ou tout autre bout de bois cylindrique longiforme quelconque et vaguement droit en fait.

On fait un bête trou au fond de la cuve, on y taille un cône, on fait de même avec le bout du bâton taillé en cône :

  • Quand on force le cône du bâton dans le cône du trou, ça fait étanchéité
     
  • Quand on retire légèrement le bâton, ça coule
     
  • Et plus on le lève, plus ça coule vite

Simple et efficace. Il suffit de faire un trou au centre de notre cuve et de notre filtre qui soit juste du bon diamètre pour laisser passer le bâton choisi, et le tour est joué !

 

 

Comme l’atteste mon test d’étanchéité ci-dessus pris en photo sous la barrique pleine d’eau chaude, ça fonctionne très bien. Il y a juste deux ou trois gouttes qui s’infiltrent et tombent au sol chaque heure. C’est suffisamment étanche pour moi en tout cas !

Bon, c’est donc validé pour le brassage et la filtration…

 

Fini de brasser, passons à l’ébullition !

Étape essentielle pour stériliser et aromatiser notre précieux moût avec des doses massives de houblons savoureux !

Non.

C’est d’ailleurs là tout l’intérêt d’une bière crue (voir le prochain article). Et pour la partie conception de brasserie, c’est bien plus simple puisqu’on élimine le besoin d’une cuve d’ébullition dédiée et d’un refroidisseur à moût.

Entre temps, j’ai pu tester la méthode, et ça fonctionne, j’ai pas fait un jus de chaussette acide imbuvable :

Bière CRUE N°1 – résultats de ma première expérience, recette et conclusions

 

Notre moût ayant infusé des heures entre 60 et 80°C, il est théoriquement bien pasteurisé (= quantité de contaminants présents très réduite, mais pas totalement stérilisé). On le transfert chaud dans la cuve de fermentation, ce qui pasteurise aussi un peu la dite cuve, puis on le fait refroidir dans le ruisseau d’à côté, à la cave, ou en lui montrant des photos de Roseline Bachelot.

Quand c’est tout bon côté température, on y ajoute des levures vigoureuses en bonne quantité, et c’est parti !

Les levures « Kveik » par exemple sont connues pour aimer les températures de fermentation très élevées, jusqu’à 40°C ! Ou les levures « Saison » et certaines levures à vin, jusqu’à ~25/30°C, donc même en été, pas de soucis pour laisser refroidir son moût naturellement une demi-journée avant d’y ajouter les levures de notre choix à la bonne température.

 

Évidemment si on a pas confiance en l’efficacité de cette pasteurisation, alors, notamment pour limiter les risques de développement rapide de bactéries thermophiles (comme certaines bactéries lactiques, dont la température optimale de croissance se situe entre 37 et 60°C !), un refroidissement rapide avec un serpentin en cuivre moderne, c’est mieux, certes.

Mais si on veut vraiment rester cohérent avec les pratiques ancestrales, ce n’est pas vraiment possible…

Le mieux qu’on puisse faire pour refroidir rapidement, c’est utiliser une cuve de fermentation métallique en contact avec une source de froid (air hivernal, eau fraiche…) ou alors comme les belges pour leurs lambics : un Koelschip (bassin peu profond dans lequel on laisse le moût refroidir à l’air libre) ! Mais alors on augmentera en réalité les risques d’infection, de fermentation spontanée… 

Quoi que la fermentation spontanée ne soit pas forcément une tare ! En tout cas l’amateur de sour que je suis apprécie le travail de cette faune microbiologique captivante…

Pellicule levures sauvages brettanomyces lactobacilles - Expérience bière sauvage au vin nouveau - Brasserie du Vallon - Alsace

La magnifique pellicule créée par les levures sauvages (brettanomyces et lactobacilles)

 

Ça fait peur de ne pas faire bouillir son moût ?

Mais as-tu déjà vu des vignerons faire bouillir leur jus de raisin avant de le faire fermenter ? Je ne crois pas. 

Tant que la fermentation démarre bien vigoureusement et très rapidement (préparer un pied de cuve semble vraiment recommandé ici), et qu’on a bossé aussi proprement que possible avant, il n’y a pas de soucis à se faire ! Des siècles de tradition brassicole nous le prouvent 😉

Surtout si on a fait infuser du houblon dans l’eau de rinçage des drêches et/ou directement dans la maische pour en extraire quelques molécules antibactériennes (en plus de ses saveurs agréables). Malgré les températures trop basse pour réellement isomériser les acides alpha responsables de la majeur partie de l’amertume du houblon, il y a tout un tas d’autres composés présents dans le houblon qui aident à conserver notre fragile breuvage.

Et puis l’alcool étant un très bon agent de conservation, tant que la fermentation part bien vigoureusement (et même si elle finit tristement avec un goût de vinaigre), il n’y a pas vraiment de risques de s’intoxiquer !

Toutefois, cette méthode est un peu risquée pour brasser des bières à moins de 5%alc ! Et même pour des bières plus alcoolisées, il parait que, à cause de la forte dose de protéines présentes dans ces bières crues (étant donné l’absence d’ébullition), elles se conservent très mal…

J’ai pu lire qu’elles se gardent 2 semaines environ, donc trop peu pour être commercialisées en boutique, mais suffisamment pour être dégustée dans des bons brewpubs : je vais mener l’enquête !

 

Sinon, pour se rassurer et rester cohérent avec l’aspect médiéval du projet, il est toujours possible de faire une ébullition avec la technique des pierres chaudes dont j’ai parlé avant… ou de tricher un peu et de transférer notre moût de bière médiévale dans une cuve moderne pour l’y faire bouillir.

Mais dans ce cas là, ça ne serait plus vraiment une bière crue, et je trouve que ça perd de son charme quand même…

Qu’en penses-tu ?



Voila, il me semble que j’ai fini cet article qui est déjà bien plus long que je ne l’avais prévu !

J’ai un peu (trop) introduit le sujet de l’article suivant qui sera sur le brassage de bières crues à proprement parler, avec évidemment un test de cette cuve archaïque nouvellement fabriquée et un partage des étapes de conception de la recette ainsi que mes réflexions sur le sujet…  



J’espère que cette lecture t’auras plu, ou peut-être même inspirée à tester toi aussi ce genre de folies 😉

On se retrouve dans le prochain article sur le brassage d’une bière crue super écolo !

Brassons !



Et n’oublie pas de me suivre sur les réseaux pour ne rien manquer de la suite de ces expériences brassicoles 🙂

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